En septembre 2009, R., téléconseiller du 1016 d’ORANGE se jetait d’un pont, près d’Annecy. Il laissait une lettre pointant la responsabilité de l’entreprise et le lien avec sa situation de travail. C’était l’époque où France Télécom faisait la une des médias sur la « mode » des suicides. La réponse des dirigeants d’alors était qu’il s’agissait de situations tragiques mais liées à des facteurs personnels.
Sous la pression des salariés, le CHSCT obtenait une expertise sur les circonstances et l’environnement professionnel de la victime. L’enquête, menée par SECAFI, pointait les dysfonctionnements de l’organisation et du management de ce service et concluait par une série de recommandations.
En Janvier 2014, F., salarié d’ORANGE se jette sous un RER. Il travaillait à Paris, dans un service de support aux téléconseillers du 1016 (l’administration des ventes) avec les mêmes applications à gérer que celles de R.
Un CHSCT est réuni, et une enquête de l’Inspection du travail est diligentée les jours suivants.
Il est frappant de constater les similitudes entre les constats et préconisations de l’inspection du travail, en 2014, et celles de l’enquête menée 4 ans auparavant par SECAFI.
Il y a eu, à Annecy, une amélioration réelle des conditions DE travail (plateau aménagé, open space réduit, à dimension plus humaine, bruit amélioré).
Mais pas de changement des conditions DU travail : On retrouve 4 ans plus tard le même constat sur l’organisation du travail et un management que les dirigeants d’ORANGE n’ont pas voulu modifier : poursuite et aggravation de la complexification des taches (le salarié doit solliciter 48 applications pour gérer son travail, soit neuf de plus et encore plus complexes qu’en 2009), management axé sur le contrôle et la surveillance des salariés, primes et définition des taches arbitraires, etc :
– Voir le tableau comparatif ci dessous –
Cette situation ne peut que perdurer, quand des pressions sont exercées sur les syndicalistes et les élus CHSCT pour éviter qu’ils ne conduisent une enquête (« l’arbre des causes ») sur le contexte professionnel de ces drames.
Tel ce CHSCT qui, malgré une demande d’explication de la famille, ne s’est réuni que deux mois après le suicide d’un salarié… sans prendre la décision de mener une enquête sur les circonstances professionnelles de ce drame. La famille a été priée de s’adresser directement à l’inspection du travail.
On reprendra en conclusion les conseils que prodiguent les formateurs CHSCT au fait de ces situations de crise, et que l’on retrouve dans le courrier de l’Inspection du Travail (lien):
- Toujours enquêter sur le contexte professionnel de l’accident (établir un arbre des causes) : quitte à dédouaner tout lien professionnel si cela est justifié.
- Ne pas valider une nouvelle réorganisation du travail ou du management tant que les préconisations des enquêtes précédentes (internes ou des CHSCT, DU) n’auront pas été mises en oeuvre.
Comparaison du contexte professionnel 2009 – 2014
Enquête SECAFI – suicide 1016 septembre 2009 | Lettre de l’Inspection du Travail – suicide AGpro janvier 2014 |
CONSTAT : 39 applications informatiques | CONSTAT : 48 applications informatiques, dont certaines d’une complexité considérable |
Préconisation : (page 32-33) réduire drastiquement le nombre d’applications | Préconisation : mesures techniques |
CONSTAT: Lumière, bruit | CONSTAT : Lumière, bruit |
Préconisation : (page 66 à 68, P 121, P71) cloisonner le plateau, etc… | Préconisation :mesures techniques |
Préconisation : (page 171) managers de proximité : faire de la cellule 3P (vigie) une aide au manager, pas un substitut – Alléger les tâches de surveillance et de contrôle | CONSTAT sur l’expertise des managers de premier niveau : l’attribution des tâches, l’organisation des congés, les formations se diluent dans l’automatisation des processus, et leur activité se tourne exclusivement vers le contrôle de l’activité et la surveillance comportementale des salariés |
Préconisation : former les managers en cohérence avec cette conception | Préconisation : Il ne s’agit pas tant de reconnaître les syndromes dépressifs que de savoir identifier une situation à problèmes. |
Préconisation : (page 54 ) Débattre du travail : organiser des moments réguliers d’écoute et d’échanges professionnels au niveau de chaque équipe et aussi des managers | L’exercice du droit d’expression doit être mis en œuvre pour permettre aux salariés de donner un avis sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de travail, |
Préconisation : (p 43-63-74-79) Remettre à plat la prime variable vendeur, trop complexe ; fixer des règles de calcul sur de nouveaux principes ; se mettre d’accord sur ce que signifie « bien travailler ». | CONSTAT : conditions opaques en matière de primes (TPS). Défaut de fiches de postes , défaut de consultation CHSCT et CE. |
Pour aller plus loin :
Dans les médias :
- Un article très documenté de Médiapart sur le contexte de la crise sociale à ORANGE
Une série de suicides met ORANGE sous tension.
(article sur abonnement, disponible en pdf ICI avec l’aimable autorisation de Médiapart). - Trois courtes vidéos :
Sur Capital.fr : Orange n’agit pas avec la célérité nécessaire
Sur itele.fr : le malaise des salariés
Sur itele.fr : une situation de crise
Sur le site :
- Contexte et conséquences de la crise pour les salariés :
Nouvelle alerte suicidaire à Orange
Un suicide emblématique dans un service technique d’ORANGE
Immolation d’un cadre après sa suspension
3 commentaires pour “Annecy, septembre 2009 – Paris, janvier 2014 : d’un suicide à l’autre.”